Peut-on bâtir un empire qui reposerait sur une petit montre à quartz en plastique ? Oui, quand on s’appelle Nicolas Hayek et qu’on est un visionnaire, à mi-chemin entre le talentueux homme d’affaires et le génial pourvoyeur en idées neuves. En créant la Swatch, il a posé les fondations d’une entreprise immensément prospère. Et sauvé, au passage, l’industrie horlogère suisse. Alors partons découvrir cet industriel horloger.

Nicolas Hayek : quand l’entrepreneur se fait artiste

Comme celle de l’informatique ou de l’automobile, l’histoire de l’horlogerie moderne est habitée à la fois par des inventeurs brillants et des hommes d’affaires de génie. Deux caractères qui n’ont rien de contradictoire, car il advient quelquefois que la fabrication d’un garde-temps innovant nécessite le concours de celui qui saura le mieux comment le vendre. Le précédent de la complexe relation, dans le domaine de la technologie, entre les deux Steve fondateurs d’Apple – Wozniak l’ingénieur et Jobs le marketeur – prouve que l’Histoire retient parfois le visionnaire plutôt que le technicien.

Nicolas Hayek fait partie de ces visionnaires que l’Histoire n’oublie pas. Il aura été Jobs plutôt que Wozniak, l’épicentre d’un séisme qui a chamboulé en profondeur l’industrie horlogère helvétique. Né Libanais – en 1928 –, nationalisé suisse par la suite, Hayek n’a rencontré le « tic tac » des montres que tardivement. Les anecdotes sur ces horlogers majeurs qui ont passé leur enfance à démonter des chronographes, très peu pour lui. Hayek est homme de documents plutôt que de cadrans. Après des études de mathématiques et de physique en France, il décroche un emploi dans une société de réassurance à Zurich : c’est son premier contact avec une Suisse qu’il ne quittera plus.


C’est là, en 1949, qu’il fait deux rencontres fondamentales : avec sa femme, et avec son destin. La famille de son épouse possède une petite fonderie, spécialisée dans la confection de sabots de freins destinés aux wagons des trains. Quand des problèmes de santé obligent le père à prendre ses distances, Nicolas Hayek se voit proposer d’assurer la régence de l’entreprise, ce qu’il fait avec audace, convaincu que c’est la juste stratégie marketing qui construit un succès. Ses résultats lui donnent raison : la fonderie devient très populaire et se développe rapidement. Si chaque être humain sur cette planète possède un talent propre, Hayek connaît désormais le sien : il est celui qui fait en sorte que les choses fonctionnent.

Par la suite, il dira souvent que l’entrepreneur est aussi un artiste. C’est que la création d’une affaire est aussi exigeante que celle d’une œuvre d’art : c’est un processus qui demande énormément de travail, beaucoup de technique, et une bonne dose de talent.

Les tactiques d’un homme qui aimait le « tic tac » des montres

Suite à ses aventures dans la fonderie, Nicolas Hayek lance sa propre entreprise : Hayek Engineering Inc., une société dédiée au conseil, installée à Zurich. Ce sont bientôt 250 consultants qui officient dans de nombreux domaines, depuis la construction automobile jusqu’à l’administration suisse (celle de la ville de Zurich notamment).

C’est à travers son entreprise qu’il croise la route des montres. A l’aube des années 80, Hayek est sollicité pour un audit un peu particulier : il s’agit de se plonger dans l’industrie horlogère suisse. Le plus grand pays horloger est dans la tourmente depuis que le Japon s’est mis en tête de transformer le rapport traditionnel entre les hommes et les montres, en créant des garde-temps à quartz, moins chers, donc plus accessibles. Le monde est alors en train de changer et son économie avec. Sauf que l’industrie suisse s’est voilée la face, refusant de prendre en compte ces évolutions – c’est le bilan, sévère, que fait Hayek. Mais un bilan qui reflète la réalité : de 50 %, la part de marché de la montre haut-de-gamme helvétique a chuté à 15 %, en seulement cinq ans.

En bon connaisseur des mécanismes qui sous-tendent le monde économique, Hayek prend les choses en main. En 1983, il préside à la fusion de SSIH et ASUAG, deux sociétés horlogères suisses proches de l’effondrement. Il baptise cette nouvelle structure Société suisse de microélectronique et d’horlogerie (SMH) et lance sa propre révolution : la première montre à quartz fabriquée dans le pays de la Haute Horlogerie. La Swatch n’est pas une tempête : c’est un ouragan. Hayek change le monde. Et il le fait avec un modeste bout de plastique vendu au prix de 50 francs suisses.

Il faut tenter d’imaginer le processus de pensée de Nicolas Hayek : les Japonais inondent le marché de montres plus simples, plus faciles à fabriquer, qui ne coûtent pas cher à produire, et donnent l’opportunité à toute une population de se procurer l’un de ces objets autrefois trop coûteux. Mais les nippons pèchent sur deux points : le design et la qualité du mécanisme. L’idée d’Hayek repose sur ce constat. Il veut concevoir des montres de très bonne qualité, pérennes, jolies, mais des montres qui soient comme des accessoires de mode, des écharpes ou des chapeaux : qu’on puisse changer aisément. C’est le principe de la « seconde montre », ou « Second Watch ». Contractés, les deux termes donnent « Swatch ».

Ainsi Swatch-il !

La Swatch est un immense succès ; le visionnaire s’est fait gourou de la montre suisse. Le naufrage de l’industrie est évité. Hayek profite de son pouvoir grandissant pour mettre la main sur la plupart des grands noms de l’horlogerie de luxe : Blancpain, Breguet, Jaquet Droz, Glasshüte Originals, Léon Hatot. En parallèle, les marques Tiffany’s et Calvin Klein lui confient les rênes de leurs lignes de montres, désireuses de glaner un peu du talent du personnage.

Il faudra attendre quelques années de plus pour que la SMH devienne Swatch Group, en 1998. Quelle meilleure façon, pour Hayek, de rendre hommage à la création qui l’a propulsé à la tête du plus grand consortium de marques horlogères ? Depuis 1984 et le lancement officiel de la Swatch, le groupe a vendu pas moins de 400 millions d’exemplaires de la petite montre.

Toutefois, l’ambition de Nicolas Hayek ne s’est pas arrêtée là. La Swatch est un objet double, conjugué à la fois au présent et au futur. Tout en ayant démocratisé l’objet-montre, permettant à tout un chacun d’en porter une au poignet, il a également conçu un accessoire qui sert de passerelle vers le haut de gamme. Le pari de Hayek était le suivant : aimer la Swatch aujourd’hui, c’est peut-être tomber amoureux, demain, d’un garde-temps de luxe… et pourquoi pas un modèle appartenant à l’une des marques du groupe ?

Sa vision des choses, Hayek ne l’a pas appliquée qu’à l’horlogerie. Régulièrement sollicité pour ses conseils sur l’économie (il a été élevé au rang de docteur honoris causa par les universités de Neuchâtel et de Bologne), il est également à l’origine de la Smart, cette petite voiture dont le nom provient de la contraction de trois termes : Swatch, Mercedes et Art. Là encore, Hayek, très en avance sur son temps, a devancé d’une bonne décennie les besoins modernes en mobilité : son véhicule était électrique et conçu pour un usage urbain. Une vision qui, à l’époque, a tant effrayé les constructeurs automobiles qu’ils n’ont pas oser aller au bout de son projet. (Jetez un œil sur cette page pour en savoir plus sur l’histoire de la Smart.)

Lorsque Nicolas Hayek décède, en 2010, le groupe Swatch pèse 5,4 milliards de francs suisses, emploie 24 000 personnes, fait tourner 160 usines, et s’étend sur 19 marques. Les ingénieurs conçoivent des mécanismes innovants et précieux. Les visionnaires, eux, bâtissent des empires.