Célébré surtout pour l’expression de la libre pensée philosophique et scientifique, le Siècle des Lumières a également été celui de l’entrée de l’horlogerie dans la modernité. Cette entrée, aussi discrète dans sa forme que fracassante dans ses implications, a été superbement incarnée par le célèbre horloger Pierre Jaquet-Droz. Héraut de la mécanique de précision et génie pointilleux, il aura en outre fasciné l’Europe avec ses célèbres automates, presque aussi vivants que leurs modèles.

Un « améliorateur » plutôt qu’un créateur

Aussi habile que méticuleux, Pierre Jaquet-Droz s’est surtout fait connaître dans le monde de l’horlogerie pour son aptitude extraordinaire à améliorer – non : à sublimer – les mécanismes créés par d’autres. L’homme a élevé l’ornementation et le perfectionnement au rang d’art, en adaptant des carillons, des jeux de flûte, des boîtes à musique ou de minuscules automates aux horloges et aux montres communes, en transformant les pièces existantes au gré de sa fantaisie, pour les rendre toujours plus originales et mystérieuses.

Sans avoir conçu, à proprement parler, de mécanismes novateurs, Jaquet-Droz a néanmoins attiré l’attention des grands de ce monde (et d’une clientèle richement pourvue) en proposant des garde-temps plus attrayants, plus en phase avec les goûts artistiques du temps. Avant-gardiste, Jaquet-Droz s’attachait en effet à développer une réflexion esthétique autour de ses travaux d’ornementation, concevant ainsi des œuvres d’art plus que des horloges, des pièces uniques fabriquées à la demande par ses opulents clients.

À défaut d’innover lui-même, Pierre Jaquet-Droz a contribué à faire connaître les créations de ses contemporains, notamment le calibre à ponts avec barillet suspendu de Jean-Antoine Lépine, les montres à remontage automatique, le dispositif des montres sans clés ou encore le principe voulant qu’on décore l’extérieur des garde-temps de luxe.

Il y a toutefois un domaine dans lequel les Jaquet-Droz, père et fils, ont acquis une réputation d’inventeurs de génie : celui, encore balbutiant, des automates. Certes, l’automate n’était pas un fait nouveau au XVIIIe siècle : les personnages remuant conçus par Léonard de Vinci deux siècles pour tôt en sont la preuve. Mais les automates des Jaquet-Droz étaient fort différents, car animés par une mécanique de grande précision – la marque de fabrique de l’horloger. Entre 1767 et 1774, ils fabriquèrent ainsi trois protagonistes particulièrement étonnants : l’écrivain, la musicienne et le dessinateur.

Une anecdote restée célèbre révèle à la fois le talent de Pierre Jaquet-Droz pour créer des automates et son côté facétieux, le propre d’un génie qui sait s’amuser par le biais de son œuvre. En 1758, après une longue route jusqu’à la cour du roi d’Espagne, il présenta à Ferdinand VI une horloge magnifiquement ornementée. Sur celle-ci étaient placés trois petits personnages, dont un berger et son chien qui, au moment où l’horloge sonnait l’heure, s’animaient pour jouer de la flûte et aboyer. Mais l’aboiement de l’animal était si réaliste qu’il provoqua la fuite des courtisans hors de la pièce… et fit réagir, en retour, le propre chien du roi !

Les vies et les horloges de Pierre Jaquet-Droz

Pierre Jaquet-Droz voit le jour en Suisse, dans la commune de La Chaux-de-Fonds, en 1721. Très tôt, encouragé par sa famille, il montre une certaine inclination pour les horloges, dont le tic-tac nourrit son goût pour la précision. Après des études aux universités de Bâle et de Neuchâtel (mathématiques, physique puis théologie), le jeune homme intègre un apprentissage en horlogerie, revenant ainsi à ses premières amours.

C’est à Paris, où il s’installe dans les années 1740, que Jaquet-Droz se spécialise dans l’amélioration des garde-temps. Il transforme les pièces à son gré, ajoutant ici un automate miniature, là une ornementation décorative, là encore un carillon ; les commandes affluent et ses pièces, métamorphosées au fil de ses doigts de fée, deviennent des objets de collection. Après les décès successifs de sa femme et de sa fille, en 1755, il prend son fils Henry-Louis sous son aile et le fait travailler à ses côtés à l’atelier. Ensemble, ils produiront les plus incroyables automates jamais vus.

Un passage par la cour du roi d’Espagne propulse la carrière de Pierre Jaquet-Droz, le faisant connaître dans toute l’Europe. Introduit par le gouverneur de la Principauté de Neuchâtel, il embarque six de ses créations à bord d’une carriole et prend la route de Madrid. Outre l’épisode déjà cité de l’automate de chien, l’horloger impressionne suffisamment Ferdinand VI pour que celui-ci lui achète la totalité des pièces qu’il a apportées avec lui. À son retour en Suisse en 1759, il s’est taillé une réputation exceptionnelle dans tout le sud de l’Europe.

C’est le point de départ d’une nouvelle vie – et d’une vaste expansion commerciale. Associé à son fils, Pierre Jaquet-Droz ouvre en 1774 un atelier au cœur de Londres, dont il confie la gestion à Henry-Louis : c’est la première étape. Le dynamisme industriel, scientifique et commercial de la capitale britannique rayonne dans toute l’Europe, attirant en son giron les inventeurs et les techniciens les plus pointus. La seconde étape, rendue possible avec le concours de Jean-Frédéric Leschot, l’autre associé de la famille, consiste à étendre leur célébrité jusqu’en Extrême-Orient : d’abord en Chine, à la cour de l’empereur à Pékin, qui importe des montres et des horloges estampillées Jaquet-Droz, puis au Japon et dans les Indes.

L’apogée des Jaquet-Droz

Tout comme Londres, mais dans une moindre mesure, la ville de Genève bénéficie elle aussi d’un certain rayonnement artistique et culturel. C’est là que se déroule la dernière étape du développement de l’empire Jaquet-Droz, et l’apogée de leur histoire, après que Henry-Louis s’y soit installé. Reçu à la Société des Arts, celui-ci y fonde la première manufacture horlogère et ouvre une fabrique-école de cadrature de montres à répétition, avec l’aide de Leschot. Dans cet atelier, le fils et le père (qui a quitté La Chaux-de-Fonds pour le rejoindre) se consacrent à la fabrication de montres dotées de complications, qu’ils exportent en Angleterre et en Orient.

Malheureusement, même les montres les plus précises finissent, un jour ou l’autre, par se dérégler. En 1790, une triste conjoncture économique – les partenaires installés à Londres et à Canton connaissent des difficultés financières importantes – met fin au vaste empire déployé par les Jaquet-Droz. Les disparitions successives du père et du fils, en 1790 et 1791, signent la fin d’une luxuriante entreprise.

Aujourd’hui, la marque Jaquet-Droz est la propriété du groupe Swatch, celui du créateur de la montre du même nom, Nicolas Hayek. La fabrique de La Chaux-de-Fonds a été rouverte à cette occasion, et en guise d’hommage à Pierre Jaquet-Droz, Hayek a fondé dans la commune un atelier consacré à la haute horlogerie. Une façon de ne pas oublier ce que les contemporains doivent aux grands hommes du passé.